Wednesday, October 12, 2011

Chapitre 12
SINISTRES
Le duc d’Agnès était pressé de se mettre à l’oeuvre avec son ingénieur. Il
quitta Mirastel le même jour que Tiburce. Et le lendemain, 9 mai, M. et
Mme Monbardeau regagnèrent Artemare.
Alors, au vieux château, la vie commença d’être une épreuve douloureuse
et funèbre. La pensée de Marie-Thérèse obsédait les esprits. Par
moments, on aurait préféré l’assurance de sa mort à l’incertitude, qui est
une torture insupportable. (Quand on craint pour une jeune fille, on a
tant de choses à redouter, n’est-ce pas ?)
Mme Le Tellier passait des heures et des heures enfermée dans la
chambre de sa fille. Puis, soudain, le besoin d’action, qui les travaillait
tous, domptait sa langueur native, la poussait dehors et la faisait marcher
au hasard, très vite, d’un pas tumultueux.
Chacun possédait, sur sa table ou sa cheminée, quelque portrait de la
disparue, et chacun le contemplait bien des fois, religieusement, avec des
souvenirs et des pensées, comme une icône sur un autel.
Mme Arquedouve était privée de cette humble consolation ; ses yeux déjà
morts la lui refusaient. Mais il y avait dans le salon un buste irréprochable
de Marie-Thérèse, un buste si ingénieux qu’il évoquait la jeune
fille tout entière. Et on voyait la petite vieille dame palper le marbre longuement,
de ses mains blanches et subtiles, et considérer de la sorte
l’unique ressemblance qu’elle pût distinguer. C’était une occupation qui
lui causait tout ensemble du plaisir et de la peine. Elle souriait, puis elle
sanglotait. Ainsi ses yeux, qui l’avaient devancée au néant, cessaient par
malheur d’être inutiles, et pleuraient d’autant plus qu’ils ne pouvaient
rien voir. Quand elle entendait venir Mme Le Tellier, elle interrompait
d’un effort le cours de ses larmes, et les deux femmes se plaisaient à parler
d’une infortune que tout leur rappelait.
Tout. Même le chien Floflo, qui se tenait silencieux. Même le logis, qui
paraissait désolé. D’habitude, il était fleuri par les soins de Marie-Thérèse.
Elle savait grouper des fleurs dans un vase avec cette grâce
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japonaise qui fait croire qu’elles ne sont pas cueillies et moribondes…
Mais les vases, tels des corps sans âme, restaient vides ; et les iris, près de
la botasse3, vainement mauves, pourrissaient loin des hommes.
Il semble que le plus accablé de tous ait été M. Le Tellier. L’astronome
ne sortait plus de son cabinet de travail. Exténué de contention, las de réfléchir
à cette catastrophe incompréhensible, il n’avait plus la force de
raisonner ; il rêvait, face au paysage magnifique. Le site printanier, plein
de vie et de soleil, lui paraissait morne et désert. La joie de la saison aggravait
sa tristesse. Il regardait les arbres des vergers en fleurs, et songeait
à des squelettes macabrement pomponnés. Devant ce décor
d’espace et de montagne sa fille avait passé si souvent – si souvent, mon
Dieu ! – qu’il n’y voyait plus que le fond d’un portrait dont elle aurait
disparu. Le spectacle même de son absence.
Pour Maxime et pour Robert, ils travaillaient : le premier dans son laboratoire,
afin de lutter contre l’inquiétude, et le second dans sa chambrette,
à des ouvrages clandestins dont le but se devine aisément.
Jusqu’au 13, rien ne troubla ce calme cruel, si ce n’est pourtant
quelques tournées d’exploration faites par Robert du côté de Seyssel et
des communes molestées, et si ce n’est un voyage de M. Le Tellier à
Lyon.
Un voyage atroce. Il partit comme un fou, ayant lu qu’on avait retiré
du Rhône le cadavre d’une femme inconnue dont la mort pouvait remonter
à la date néfaste du 4 mai. Il s’absenta sous un prétexte, à l’insu
de tous, et revint le soir même, soulagé d’un pesant fardeau. La femme
de la morgue était brune, d’âge mûr et de type oriental. Une drague
l’avait extraite de la vase, cousue dans un sac et nue. Tout cela était si
loin de Marie-Thérèse, si étranger aux préoccupations de M. Le Tellier,
qu’il s’aperçut enfin de l’excès où l’avait mené son abattement. De ce
jour, il se raffermit peu à peu.
Il y eut aussi des reporters qui s’en vinrent carillonner à la porte de
Mirastel, et qui, une fois éconduits, se bornaient à prendre des vues du
château et de ses parages.
Il y eut encore les arrivées du facteur, toujours attendues, toujours
décevantes…
Et c’est tout ce qu’il y eut. Et dans la campagne également la tranquillité
s’était rétablie, quand ceci arriva tout à coup :
Dans la nuit du 13 au 14, le village de Béon, situé entre Culoz et Tallisieu,
au pied du Colombier, à trois kilomètres de Mirastel, fut ravagé.
Des mains sacrilèges émondèrent la floraison des arbres fruitiers.
3.Botasse ou Boutasse : bassin, en patois, et plus généralement toute eau dormante.
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Différentes bestioles, couchant à la belle étoile, disparurent sans laisser
de trace. Enfin, et surtout, une femme, attirée dans son potager par un bruit
insolite, ne rentra pas et subit le même sort que les branches et les animaux. Il
fut impossible de la retrouver.
De Béon, une vague circulaire d’épouvante se propagea sur le pays.
Les journalistes y affluèrent. Mais, à partir de cet instant, les sources de
terreur ne devaient plus cesser de se multiplier ; car, chaque nuit, un village
nouveau reçut la visite des sarvants.
Bientôt, même il y eut des gens qui furent confisqués en plein jour,
dans les lieux écartés. De ce nombre étaient les bergers et les vachères
qui s’en allaient, seuls avec leurs bêtes, par les prés de la montagne. La
plupart du temps, une seule personne disparaissait ; parfois deux ; et
trois de-ci de-là. On remarqua que les enlèvements diurnes s’exécutaient
de préférence sur les hauteurs, et que les flibustiers, de peur d’être trahis,
avaient soin de capturer les témoins de leurs actes.
Dans la nuit du 14 au 15, Artemare y passa. (Les sarvants, on ne sait
pourquoi, sautèrent un hameau, deux villages et trois châteaux, dont Mirastel.)
Et l’on enregistra la perte de Raflin, l’ancien amoureux de Fabienne
d’Arvière. Le pauvre homme, encore malade, traversait sa cour
clopin-clopant lorsqu’il fut appréhendé. Sa vieille mère était folle de
peur, et redoutait qu’il ne prît froid, parce qu’il n’avait sur lui qu’une
robe de chambre.
Dans la nuit du 15 au 16, quittant la route et poussant une pointe au
sud, le sarvant pilla Ceyzérieu, sur la côte, en face de Mirastel, par-delà
le marais. Puis il revint à la route, malmena Talissieu, où il s’empara
d’un poulain nouveau-né, raccourcit de sa pointe ornementale une tourelle
de Châteaufroid, et chaparda quelques lapins dans un cuveau de
métairie.
Le 17, le Dr Monbardeau reçut la lettre suivante, qui le mit au désespoir
et prouvait, d’autre part, que le fléau s’étendait plus avant qu’il ne
semblait, c’est-à-dire jusqu’à Belley. Cette lettre était de Front, l’amant de
Suzanne Monbardeau.
(Pièce 239)
« Monsieur Monbardeau,
Bien que nos relations aient toujours été plus que tendues, je me vois
dans la triste obligation de vous faire part de ce qui m’arrive.
En revenant hier d’une course de quinze jours, je n’ai plus retrouvé
votre fille chez moi. Elle s’est défilée à l’anglaise avec un joli coeur quelconque
(puisque je sais qu’elle ne s’est pas rendue chez vous) et à la faveur
de ces prétendues disparitions. Car vous ne voudriez pas que j’y
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croie ? Je n’ai pas pu avoir de renseignements sur sa fuite, la maison où je
lui ai fait honneur de la recueillir étant à distance du bourg. Voilà ce que
c’est4… Mais j’ai cru devoir vous en avertir, à cette fin que vous sachiez
qu’à partir de maintenant il n’y a, encore moins que par le passé, rien de
commun entre nous.
Je vous salue.
Onésime FRONT. »
L’horreur du fait se renforçait de la trivialité du rustre qui l’annonçait.
Suzanne, certes, n’avait pas fauté une seconde fois ; tous l’affirmaient.
Elle était donc aussi la proie du sarvant !… Et ce qui vint le corroborer, ce
fut, dans la nuit, du 17 au 18, la dévastation de Saint-Champ, non loin de
Belley.
Suzanne enlevée ! Ce dernier coup portait au comble la détresse des
Monbardeau. Madame déraisonna pendant une semaine, puis s’éleva
sans relâche contre la rigueur paternelle qui avait exilé la pécheresse repentante.
Ce à quoi Monsieur ne savait que répondre et baissait la tête en
pleurant.
Le matin du 19, les gens d’Artemare apprirent que la nuit avait été funeste
au village de Ruffieux, sis à quinze kilomètres outre-Rhône, sur la
route de Seyssel à Aix-les-Bains. La nouvelle manquait de précision. On
parlait vaguement de plusieurs personnes enlevées, ce qui demandait
confirmation.
Mais, avant d’être fixés, les Artemarois connurent un événement plus
sensationnel encore.
Un reporter-photographe de Turin était parti bien avant l’aurore pour
le sommet du Colombier, afin de photographier le théâtre du rapt dans
la splendeur du soleil levant. (Ce raffinement s’explique par le nombre
incalculable de clichés que ses confrères avaient déjà pris du même lieu,
dans des conditions différentes d’heure et de température.)
Or, de même que Marie-Thérèse et ses cousins n’étaient pas redescendus,
le reporter-photographe ne redescendit pas.
Grande émotion dans Artemare. Palabres et conciliabules, à l’issue
desquels une troupe d’hommes courageux (on en trouvait encore à ce
moment-là) se mit à la recherche de l’envoyé perdu.
Ils montèrent jusqu’à la croix. Et là ils découvrirent l’appareil photographique
planté sur ses trois pieds en compagnie d’une espèce de nabot hideux,
goitreux, haillonneux, vautré dans l’herbe, et que nul ne connaissait. Pas
4.Mots biffés par le Dr Monbardeau.
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le plus petit soupçon de journaliste, à moins qu’il ne fût devenu, par sortilège,
ce nain repoussant, à la tête trop grosse, aux bras trop courts, qui,
d’un oeil animal, regardait venir les sauveteurs.
Eux s’arrêtèrent, cherchant de tous côtés l’ancien aspect du publiciste…
Mais rien ! Alors ils s’approchèrent de son nouvel aspect – je veux
dire de la vilaine créature impassible – et ils s’aperçurent bientôt qu’ils
avaient affaire à un malheureux crétin, sourd et muet.
Et dans ce temps-là, l’audace leur vint de le toucher. Car, jusqu’ici, la
peur de se brûler aux mains les en avait détournés. On voulut le faire lever,
et l’on sut – disgrâce suprême ! – qu’il était paralytique.
Ils le prirent donc avec eux, ainsi que l’appareil à trépied, et ils commencèrent
à descendre de la montagne. Mais comme ils arrivaient à
Virieu-le-Petit, avec des mines où l’ébahissement persistait, voilà qu’ils
firent la rencontre d’un bouvier qui s’apprêtait à mener des troncs de sapins
à la scierie d’Artemare.
Et cet homme, avisant le nabot, s’écria :
Ho ! le Gaspard ! Quéto cou fa iqueu ?
Ce qui signifie : « Tiens ! le Gaspard ! Qu’est-ce qu’il fait là ? »
Et il leur enseigna la vérité, à savoir que l’idiot était un habitant de
Ruffieux, qu’il y passait des nuits et des journées accroupi au seuil de la
maison de son père, laquelle ouvre sur la route, et que tous les bouviers,
rouliers et messagers ne connaissaient que lui, à force de le voir au bord
du chemin, immobile et « à cropetons ». L’histoire fit tapage. C’était une
infernale substitution que celle d’un journaliste de Turin et d’un innocent
de Ruffieux, au plus haut du Colombier !… On tenta d’interroger le Gaspard,
d’obtenir au moins un geste expressif… Hélas ! folle tentative. Jamais
il ne fut plus sourd, ni plus muet, ni plus imbécile, ni plus ankylosé.
Son père, quand il le revit, regretta de le revoir. Et ainsi le seul rescapé
fut-il le seul qui ne pût rien rapporter au sujet des sarvants, et le seul
dont on eût souhaité qu’il y restât. Cependant les autres reporters-photographes
donnèrent de l’argent au père du Gaspard, dans le dessein qu’il
leur permît de photographier ce héros ; et il bénit le retour de son enfant.
Contrairement aux on-dit, le Gaspard avait été l’unique objet humain
dont le sarvant eût démeublé Ruffieux.
Dans la nuit du 19 au 20, ce fut le tour d’Ameyzieu, presque sous les
murs de Mirastel. Mais les précautions abondantes dont les campagnards
s’entouraient déjà limitèrent le dommage à des pertes matérielles.
Les hôtes de Mirastel se dirent que l’heure était venue pour eux d’être
tourmentés. La zone dangereuse s’était rétrécie autour du château, à
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mesure qu’elle s’élargissait au loin. Le hasard seul pouvait leur épargner
l’attaque du sarvant.
M. Le Tellier s’en réjouit. Depuis le commencement des déprédations,
persuadé comme tout le monde que leur secret ne faisait qu’un avec celui
de l’enlèvement du 4 mai, il s’était dépensé en multiples activités. Au
début, il avait même souri de bon coeur à l’idée de toutes les hypothèses
que la reprise des hostilités réduisait à néant. Par là le champ des conjectures
se trouvait singulièrement restreint, et les circonstances semblaient
donner raison au duc d’Agnès, qui avait prédit d’autres rapts avant la
taxe des rançons. Le nombre actuel des otages retenus par le sarvant démontrait
que celui-ci n’en avait pas voulu spécialement à Marie-Thérèse
et à ses cousins. L’ayant compris, M. Le Tellier télégraphia tout de suite
au duc d’Agnès, pour qu’il arrêtât l’ami Tiburce entraîné sur sa fausse
piste. « Mais, répondit le duc, Tiburce court après Hatkins. Il s’est embarqué
le 8, à destination de New York, poursuivant le milliardaire en
voyage. »
M. Le Tellier se lamenta de cette énorme sottise et revint à ses préoccupations
personnelles.
Avec son fils, son beau-frère et son secrétaire, il parcourut les endroits
saccagés. Ils observaient. Ils questionnaient. Ils éprouvaient une sorte de
soulagement pervers à constater que d’autres familles souffraient du
fléau qui les avaient frappés. Mais ils n’obtenaient aucune indication, et
recommençaient ailleurs de plus belle, stimulés par les trois femmes, qui
joignaient à leurs encouragements des recommandations de prudence.
Elles ne les laissaient pas sortir après le coucher du soleil et leur défendaient
de se séparer quand ils allaient dans les solitudes.
Un jour, néanmoins, Mme Arquedouve, qui était la première à prêcher
la confiance et le zèle, et qu’on savait d’une bravoure peu commune,
changea tout à coup de manière et se montra pusillanime à outrance.
Pressée d’avouer la cause de sa frayeur, elle finit par s’y résoudre le
lendemain du sac d’Ameyzieu. Cette nuit-là, comme la nuit du sac de Talissieu,
elle avait perçu d’étranges vibrations. Peut-être pas exactement des
bruits, mais quelque chose du même genre. Quelque chose de vibrant,
que ses sens d’aveugle lui avaient permis d’apprécier. C’étaient des perceptions
analogues à celles que lui procurait le passage d’un aéroplane,
ou d’un dirigeable, ou encore d’une grosse mouche, trop éloignés pour
être entendus au sens propre du terme ; mais ce n’était ni l’un ni l’autre.
C’était un bourdonnement sombre à force d’être sourd et grave, et qui impressionnait
tous ses nerfs, tout son corps, plutôt que son oreille. Cette
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anomalie l’avait éveillée au milieu de ces deux nuits-là, fort peu rassurée.
La première fois, elle aurait pu croire qu’elle était le jouet d’un de ces
phantasmes auxquels les infirmes sont exposés, mais aujourd’hui, elle ne
doutait pas de l’authenticité de ses sensations. C’est pourquoi elle se décidait
à parler.
À la suite d’une pareille révélation, il n’y eut personne à Mirastel qui
ne méditât profondément.
Or, ils n’étaient plus seuls à méditer, ce 20 mai 1912. À cette époque,
toute la France et toute l’Europe s’intéressaient au problème bugiste. Les
journaux du vieux monde rendaient compte de « l’avènement d’une terreur
nouvelle ». La majorité estimait « que c’était, à coup sûr, par le chemin
de l’air que venaient les sarvants », et plus d’un « qu’ils appartenaient
forcément à cette espèce volante dont le brigadier Géruzon avait
surpris deux représentants ». Le Moyen Âge revivait. Les légendes glissaient
d’âtre en âtre. Certaines, oubliées depuis des siècles, ressuscitaient
on ne sait comment. Elles s’étaient infiltrées jusqu’à Mirastel, et mêlaient
leurs chimères à la logique des raisonneurs.
Le temps n’était cependant plus aux réflexions, et, tout en ruminant
l’histoire de sa belle-mère, M. Le Tellier se préparait à la vigilance, ainsi
qu’on va le voir. Mais les sarvants paraissaient avoir pour tactique de
sauter maintenant d’un point à un autre, sans ordre, au petit bonheur, et
l’on avait déduit de cette incohérence (régulière en quelque sorte) qu’ils
ne s’abattraient point sur Mirastel vingt-quatre heures après avoir fouillé
Ameyzieu. De toutes les fautes qui pouvaient être commises, celle-ci, par
la suite, se révéla la plus lourde.
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